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Un représentant ou des amendes, les géants des réseaux sociaux semblent avoir fait leur choix

15 novembre 2020
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Le 1er octobre dernier, les fournisseurs de réseaux sociaux, tels que Facebook ou Twitter qui exercent des activités en Turquie se sont retrouvés face à un dilemme; désigner un représentant pour leurs activités dans ce pays ou encourir de sérieuses amendes. Comme le démontre l’imposition d’une amende de 10 millions de livres turques aux réseaux sociaux les plus importants dans le pays (soit plus d’un million sept de dollars canadiens), relayée le 5 novembre dernier sur Twitter par Omer Fatih Sayan (vice-ministre turc aux transports et des infrastructures), les géants des réseaux sociaux ont fait leur choix.

Contexte. La condamnation des fournisseurs de réseaux sociaux se fait dans un contexte législatif de renforcement des obligations de ces plates-formes. Il faut en effet se rappeler que le 29 juillet 2020 la Loi relative à la règlementation des publications faites dans l’environnement d’internet et la lutte contre les crimes commis par le biais des publications (n°7253) (ci-après la Loi) a été adoptée, par le gouvernement turque.

Obligation légale. L’ultimatum qui s’est présenté aux fournisseurs de réseaux sociaux qui comptabilisaient plus d’un million de connexions par jour, suite à la mise en vigueur de la Loi est inscrit à son article 6 qui vient amender l’article 4 (1). Ainsi, la Loi dispose qu’afin d’assurer le respect des obligations de la Loi, ces fournisseurs de réseaux sociaux doivent désigner et déclarer un représentant, dont l’identité et les coordonnées doivent être accessibles. Par ailleurs, si le représentant est une personne physique, celle-ci doit être un citoyen turc.

Amende. Outre cet ultimatum, l’amendement de l’article 4(2) vient prévoir des sanctions en cas de non-respect de l’obligation énoncée précédemment. Si aucun représentant n’est désigné et déclaré dans les 30 jours suivants la mise en vigueur de la Loi, un avertissement et une amende de 30 millions de livres turques (soit près d’un million et cinq-cents mille de dollars canadiens) pourront être imposés. Il faut remarquer ici que l’État turc n’a imposé qu’un tiers de l’amende maximale avec laquelle il aurait pu sanctionner les fournisseurs de réseaux sociaux.

Sanction et réduction des activités. Cependant,l’amendement de l’article 4(2) ne se limite pas aux sanctions sous forme d’amendes et vise directement les revenus des plates-formes. En effet, la Loi prévoit une interdiction de recevoir des revenus par le biais de la publicité, si dans les trente jours suivant la première sanction les fournisseurs n’obtempèrent pas. Enfin, trois mois après la date à laquelle la décision d’interdiction de publicité aura été prise, le président turc peut demander à un juge de paix de réduire de moitié la bande passante du fournisseur de réseau social qui enfreint cette Loi.

Au vu de ces sanctions qui peuvent avoir un lourd impact économique pour les géants des réseaux sociaux pourquoi ne se plient-ils pas aux dispositions de la Loi turque ?

Censure et remise en question des pratiques commerciales. Si l’on analyse les conséquences pratiques de l’amendement de l’article 4(1) de la Loi, on se rend compte que celui-ci n’est pas innocent. En effet, s’il vise en apparence à faciliter les démarches administratives et judiciaires entre les institutions turques et les fournisseurs de réseaux sociaux; il menace aussi très fortement les droits et libertés des citoyens tucs ainsi que le déroulement des activités commerciales de ces plates-formes.

Et pour cause, si les fournisseurs désignent un représentant spécialement pour traiter les affaires turques, les entreprises se retrouveront à devoir traiter un nombre croissant de demandes de retrait et de blocage de contenu en provenant du gouvernement. En effet, la loi prévoyant un délai de quarante-huit heures pour obtempérer aux ordonnances des tribunaux prévoyant le retrait de certains contenus. Désigner et déclarer un représentant pour la Turquie reviendrait pour les fournisseurs de réseaux sociaux à créer à la fois une structure pour la gestion du contenu et la visibilité des publications pour un pays en particulier, de même qu’un service des contentieux spécialisé pour traiter des questions avec ce pays.

Normes formelles versus normes informelles ? Comme la plupart des plates-formes numériques, les fournisseurs de réseaux sociaux ont une tendance à l’autorégulation. Si l’on prend l’exemple de Facebook, sa Déclaration des droits et responsabilitésqui régit les relations entre l’entreprise Facebook et les utilisateurs interagissant avec ses services, il est clair que l’entreprise dispose déjà d’un service qui retire du contenu ou de l’information s’ils sont jugés enfreindre aux conditions d’utilisation, mais également les lois du pays dans lequel il opère. Cependant, le gouvernement turc souhaite bénéficier d’une véritable capacité de règlementation des communications, légiférant à l’endroit des fournisseurs de réseaux sociaux.

Tendance à l’augmentation de la règlementation. Le gouvernement turc n’est pas le seul à vouloir disposer d’une expertise et d’une capacité institutionnelle pour règlementer les communications en temps réel. Comme le souligne notamment le rapport sur L’avenir des communications au Canada : temps d’agir (janvier 2020) du groupe d’examen de la législation en matière de radiodiffusion et de télécommunication, à la page 215 :

« La facilité avec laquelle des contenus et des comportements préjudiciables peuvent être partagés et amplifiés à l’aide d’intermédiaires numériques, au détriment des normes de sécurité individuelle et des normes sociales collectives, représente un défi de taille pour des organismes de règlementation et de législateurs partout sur la planète. […] Toute mesure introduite dans ce secteur doit l’être judicieusement. Il est d’une importance capitale d’établir une distinction claire entre des mesures visant à réduire la désinformation et des mesures visant à réprimander la liberté d’expression. Il faut prendre bien soin d’éviter de restreindre la liberté d’expression ou le droit à la vie privée et d’empêcher les entreprises ou les gouvernements de recourir à la surveillance ou à la censure».

Or, la lettre de la Loi ainsi que les propos tenus par le président turque laissent présager que restreindre la liberté d’expression, le droit à la vie privée et le recours à la surveillance et à la censure sont des objectifs dissimulés derrière l’obligation pour les fournisseurs de réseaux sociaux de désigner un représentant pour leurs activités en Turquie. Toutefois, comme l’ont démontré les géants tels que Facebook, Twitter, Periscope, Youtube et Tiktok, les fournisseurs de réseaux sociaux ne sont pas prêts à se plier aux exigences d’une loi qui irait à l’encontre des valeurs de leur entreprise et de l’esprit de leurs propres normes.

Vers un bras de fer judiciaire ? Avec d’un côté le gouvernement turc qui mettra indubitablement ses sanctions à exécution et renforcera sa législation relativement au contenu et à la l’information affichés sur les plates-formes numériques et de l’autre les fournisseurs de réseaux sociaux qui sont réticents à limiter les libertés individuelles de leurs utilisateurs; il est tout à fait possible que l’on se retrouve avec une confrontation judiciaire entre les normes édictées en interne par les fournisseurs et les exigences règlementaires étatiques turques. Dans une telle configuration, les décisions des tribunaux feraient jurisprudence en la matière.

À moins que les fournisseurs de réseaux sociaux et le gouvernement turc ne trouvent un terrain d’entente et négocient pour rentrer dans une collaboration afin de régir main dans la main certains comportements sur les plates-formes numériques, dans les six prochains mois les fournisseurs devront indubitablement devoir évaluer si le marché turc est suffisamment lucratif pour s’y maintenir ou si un retrait de certains de leurs services serait plus prudent. Pour le moment la question reste ouverte, qui aura le dernier mot quant à la règlementation à appliquer quant au contenu et à l’information circulant sur les réseaux sociaux ?

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