droitdu.net

Un site utilisant Plateforme OpenUM.ca

Stockage organique des données et perspectives d’avenir pour le droit québécois de la preuve

24 novembre 2019
Commentaires
Permalien

Les avancées technologiques permettent la multiplication des outils de communication et la prolifération toujours plus rapide des données. En ce sens, le stockage des documents, dossiers, fichiers et autres sources d’informationdevient pour plusieurs un enjeu non-négligeable. Pensons, d’entrée de jeu, à la persistance des institutions judiciaires à manipuler et conserver le papier. En général, toutefois, les réserves d’espace nécessaires à l’archivage de dossiers papiers, jadis répandues, tout comme les unités individuelles de stockage (disquettes, CD, cartes mémoire, etc.), cèdent graduellement le pas au nouveau phénomène des data centers.

Ces entrepôts de stockage permettent l’emmagasinage d’une immense quantité de données informatiques dans un espace restreint. En prenant un exemple local, on découvre un tout nouveau modèle d’affaires de colocation pour les entreprises et autres clients produisant beaucoup de données. Les tarifs du plus grand data center au Canada, situé à Montréal, sont fondés sur la quantité d’énergie nécessaire à la conservation des données informatiques du client prospectif.

La solution du data center semble profitable et avantageuse à court et moyen terme. Néanmoins, l’espace de stockage, quoique minimisé par rapport aux supports précédents, persiste à représenter une source de difficultés. Sans oublier l’énergie nécessaire au maintien des serveurs ainsi que la main d’œuvre humaine assurant une surveillance et un entretien ponctuels de l’entrepôt. En bref, les risques de pertes ou pannes de serveur, nées de l’erreur humaine ou du défaut informatique, semblent toujours existants.

Stockage organique     

Voilà que les recherches effectuées depuis plusieurs années sur l’utilisation de l’ADN (et d’autres supports organiques ou synthétiques, comme les métabolomes ou les polymères)  comme support de stockage commencent à donner des signes encourageants de faisabilité du procédé. Bien que l’idée soit devenue source de recherches plus sérieuses dans les années 60’, une première démonstration effective de stockage n’a été faite qu’en 2013[1]. Les différents obstacles à surmonter sont notamment les suivants :

  • La fabrication à faible coût de brins d’ADN ;
  • Le développement d’un mode d’encodage des données informatiques (des 0 et des 1) sur les quatre bases azotées de l’ADN (A, T, G, C) ;
  • Un procédé efficace de décodage de l’information stockée sur ADN pour son utilisation future.

Ces obstacles, enjambés depuis peu par les scientifiques et chercheurs du milieu, font maintenant l’objet d’optimisations. En vue d’un usage plus répandu de l’utilité nouvelle d’une technologie, si l’on puit dire ainsi, datant de quelques milliards d’années, la barrière des coûts reste à être franchie. Seuls les GAFAM de ce monde semblent actuellement à même de se permettre l’utilisation du stockage organique. Microsoft, par exemple, travaille ces dernières années sur une machine capable de convertir les bits informatiques en séquençage d’ADN de plus en plus rapidement. La chercheuse principale chez Microsoft, Karin Strauss, explique :

« Notre objectif est de mettre au point un système qui, pour l’utilisateur final, ressemble à n’importe quel autre service de stockage cloud, où les données sont envoyées dans un datacenter ADN, puis sont reconverties en bits lorsque le client en a besoin. »

En mars 2019, Microsoft a d’ailleurs mis en ligne une vidéo expliquant le mode de fonctionnement de cet appareil complètement automatisé.

Somme toute, la stratégie de stockage ADN, si elle semble encore relever de l’avant-gardisme ultime, ne tardera pas selon moi à percer et à s’imposer à terme comme une solution d’entreposage incomparable en tous points (ou presque). 

Les nombreux avantages de l’ADN comme support documentaire

L’ADN a ceci d’extraordinaire : il est le support informationnel par excellence depuis l’arrivée de la vie sur Terre il y a 3,5 milliards d’années[2]. On en comprend que sa stabilité et sa pérennité ne sont plus à prouver. Comparativement à une disquette, un disque compact, ou une carte mémoire, dont la durée de vie se compte en mois ou années, l’ADN permet la conservation de l’information pour des milliards d’années. Des mesures minimales de conservation (basse température, non-exposition à la lumière) sont nécessaires à une préservation optimale.

Il y a plus. Les chercheurs ont établi en 2017 la quantité minimale de lectures possibles avant dégradation du support à un nombre à quinze chiffres (2.18 x 1015), ce qui n’a absolument rien à voir avec la rapidité de dégradation et de remplacement périodique des supports actuels. Sans oublier les besoins colossaux en ressources minières, comme les terres rares, pour assurer un roulement efficace de l’équipement à remplacer ponctuellement.

En plus de la stabilité et de la pérennité du support, les capacités optimisées de stockage du brin d’ADN sont dans une classe à part. En effet, des pronostics récents évaluent cet espace pratique de mémoire à 215 pétaoctets par gramme d’ADN (215 x 1018 octets), alors que théoriquement il serait possible d’atteindre une capacité environ 2000 fois plus élevée avec des technologies futures à développer. En comparaison, la densité de stockage sur support ADN serait dix milliards de fois plus élevée que celle du support CD, pour une quantité de 5,5 pétaoctets par centimètre cube[3]. De la même manière : « Un stockage de la taille d’un morceau de sucre pourrait contenir un exaoctet, soit un milliard de Go, et équivaudrait à un data center (centre de données) de la taille d’un terrain de foot.[4] »

Nous parlions plus tôt des impératifs de gestion et surveillance technique inhérente aux data centers; ces incommodités semblent moins problématiques dans le cas de l’ADN, qu’il est possible de conserver à température ambiante, dont la surveillance continue n’est aucunement nécessaire et dont l’intégrité perdure quasi-éternellement. Faut-il aussi souligner que dans une perspective d’encadrement des technologies de l’information, des obligations s’imposent tant au prestataire de services de garde de documents technologiques qu’à la personne confiant lesdits documents, notamment par l’entremise des articles 19 et 26 de la Loi sur le cadre juridique des technologies de l’information[5] :

19. Toute personne doit, pendant la période où elle est tenue de conserver un document, assurer le maintien de son intégrité et voir à la disponibilité du matériel qui permet de le rendre accessible et intelligible et de l’utiliser aux fins auxquelles il est destiné.

[…]

26. Quiconque confie un document technologique à un prestataire de services pour qu’il en assure la garde est, au préalable, tenu d’informer le prestataire quant à la protection que requiert le document en ce qui a trait à la confidentialité de l’information et quant aux personnes qui sont habilitées à en prendre connaissance.

Le prestataire de services est tenu, durant la période où il a la garde du document, de voir à ce que les moyens technologiques convenus soient mis en place pour en assurer la sécurité, en préserver l’intégrité et, le cas échéant, en protéger la confidentialité et en interdire l’accès à toute personne qui n’est pas habilitée à en prendre connaissance. Il doit de même assurer le respect de toute autre obligation prévue par la loi relativement à la conservation du document.

(nos soulignements)

Dernier avantage monstre, l’acide désoxyribonucléique est, comme nous le disions plus tôt, partie intégrante de toute vie sur Terre et est voué à y rester. Ainsi, l’ADN est à l’abri de son obsolescence technique, comme le support lui-même est voué à rester accessible et décryptable tant qu’il y aura vie sur Terre. Par analogie, la lecture du contenu d’une bonne vieille disquette devient un exercice non seulement dépassé, mais de plus en plus difficile avec l’avancement du temps. En d’autres termes, l’intérêt à conserver les outils de décodage de supports documentaires démodés se perd vite. Cette logique ne s’applique cependant pas à l’ADN.    

L’un des seuls bémols clairs pour l’information supportée par ADN est l’impossibilité de modifier cette information directement sur son support, comme c’est possible de le faire pour les fichiers informatiques. En effet, l’information sur support ADN devra être transférée sur un support permettant sa modification ultérieure.

Cette réalité pourrait toutefois s’avérer salutaire pour les besoins de la justice. Il semble du moins clair qu’une fois l’intégrité de l’information avérée, l’introduction en preuve de la documentation stockée pourrait être facilitée du fait de l’impossibilité d’en modifier la teneur après coup. Plus précisément, l’application de l’article 21 de la LCCJTI, qui concerne la modification de l’information sur document technologique pendant sa période de conservation, semble difficile compte tenu des limites naturelles du support organique. C’est donc un mal pour un bien, en ce qu’une conservation efficace du document sur support ADN est garante de la fiabilité de l’information qui y est contenue, comme celle-ci n’est pas modifiable à distance pendant son cycle de conservation.

L’applicabilité du régime québécois de la preuve au support organique

Il est prévisible que l’utilisation de l’ADN comme support de stockage soit un jour une réalité de tous les jours, du moins pour les acteurs publics et commerciaux accumulant de grands volumes de données. L’encadrement juridique et la recevabilité en preuve du document sur support organique deviennent dès lors des questions auxquelles il faut préparer des réponses.

Comme nous l’indique le troisième paragraphe de l’article premier de la LCCJTI, les principes d’interchangeabilité des supports et d’équivalence fonctionnelle entre eux devraient être assurés par celle-ci. La LCCJTI se veut un outil de prévisibilité en ce qui concerne l’encadrement des supports documentaires futurs. Or, la nature même du support organique pose-t-elle certains obstacles à son respect de la LCCJTI? Plus particulièrement, peut-on seulement espérer un jour arriver à déposer en preuve du matériel supporté par une goutte d’ADN?

Il faut d’abord situer le contexte d’utilisation envisagée du support organique, nommément le stockage en vrac de tonnes d’informations dans une perspective d’économie d’espace. La destruction des documents sources fait aussi partie de l’équation, sans laquelle seule une perte d’espace aurait lieu.

En partant d’un point de départ hypothétique où le document source émanerait d’un ordinateur, le fichier informatique aurait besoin, d’une part, d’être transféré de son support originel vers le support ADN, puis du support ADN vers le papier pour présentation au décideur, par exemple. Reste à savoir si des technologies d’impression ADN à Papier sont réalisables. Autrement, un transfert additionnel de l’ADN vers le support informatique de départ serait nécessaire avant impression papier.

On en retire que la majorité du temps, le document à déposer en preuve aura fait l’objet d’au moins deux transferts successifs de supports. Des dispositions pertinentes de la LCCJTI imposent alors une marche à suivre pour permettre le dépôt en preuve d’un document issu d’un ou plusieurs transferts. Les alinéas 2 et 3 de l’article 17 LCCJTI sont ceux sur lesquels nous mettons l’accent :

17. […]

Toutefois, sous réserve de l’article 20, pour que le document source puisse être détruit et remplacé par le document qui résulte du transfert tout en conservant sa valeur juridique, le transfert doit être documenté de sorte qu’il puisse être démontré, au besoin, que le document résultant du transfert comporte la même information que le document source et que son intégrité est assurée.

La documentation comporte au moins la mention du format d’origine du document dont l’information fait l’objet du transfert, du procédé de transfert utilisé ainsi que des garanties qu’il est censé offrir, selon les indications fournies avec le produit, quant à la préservation de l’intégrité, tant du document devant être transféré, s’il n’est pas détruit, que du document résultant du transfert.

[…]                                                                                               (nos soulignements)

Partant de la trame hypothétique de départ suggérée plus tôt, le respect de ces prescriptions est nécessaire à la production en preuve dans l’enceinte judiciaire québécoise de l’information supportée par ADN. Principalement parce que le support ADN est voué à une fonction de conservation, qu’il n’est pas un support adéquat pour la production en preuve devant le Tribunal et surtout parce que la destruction du document source est le corollaire de l’utilisation du support de stockage organique.

Selon les recherches et tests effectués ces dernières années, le taux d’erreur dans le décodage de l’information supportée par ADN serait de moins en moins élevé, ne dépassant pas les 1 à 2 %. Du reste, l’établissement de normes techniques et de standards approuvés par des organismes reconnus paraissent incontournables avant que l’acceptabilité en preuve d’information issue d’un support organique puisse relever de la réalité plutôt que de la science-fiction.   


[1]DESMICHELLE, Stéphane, « L’ADN : une piste sérieuse pour stocker nos milliards de données », publié le 30 juin 2017, https://www.sciencesetavenir.fr/fondamental/l-adn-une-piste-serieuse-pour-stocker-nos-milliards-de-donnees_113820, dernière consultation le 12 novembre 2019.

[2] CHARTIER, Michel, « L’archivage de données au moyen de l’ADN : première partie», publié le 31 mai 2017, https://archives21.ebsi.umontreal.ca/2017/05/31/larchivage-de-donnees-au-moyen-de-ladn-premiere-partie/, consulté le 12 novembre 2019.

[3] SACCO, Laurent, « L’ADN sera-t-il le support ultime de l’humanité? », publié le 22 août 2012, https://www.futura-sciences.com/sciences/actualites/physique-microsoft-machine-transforme-bits-informatiques-adn-40740/, consulté le 12 novembre 2019.

[4] AUCLAIR, Fabrice, « Des millions de données numériques stockées sur des brins d’ADN », publié le 2 juillet 2019, https://www.futura-sciences.com/tech/actualites/sauvegarde-molecules-notre-corps-peuvent-aussi-stocker-donnees-76700/, dernières consultation le 12 novembre 2019.

[5] RLRQ, c. C-1.1 (Ci-après « LCCJTI »).

Commentaires

Laisser un commentaire

Sur le même sujet

Derniers tweets