Le 2 octobre dernier, la Banque Centrale Européenne (BCE) a publié un important rapport, accompagné d’un communiqué, visant à analyser les conséquences de lancer une monnaie numérique. Elle y aborde différents scénarios quant à la manière dont cette devise sera émise conjointement avec les billets « normaux » et les défis qu’elle engendrera. C’est la pandémie actuelle qui a forcé la BCE à se pencher plus sérieusement sur cette éventualité étant donné la popularité croissante des paiements numériques chez les consommateurs. Effectivement, en 2018, le président de la BCE avait affirmé ne pas percevoir les besoins concrets d’émettre une telle monnaie. Aujourd’hui, la Banque de France indique que le nombre de transactions sans contact a augmenté de plus de 65% en septembre par rapport à la même période en 2019. Puisque cette tendance ne risque pas de s’inverser, le projet de paiement entièrement dématérialisé doit débuter le 12 octobre par une consultation publique et une période expérimentale qui s’effectuera de manière parallèle.
Objectifs
Cette initiative a pour objectif de conférer aux citoyens un moyen de paiement simple, efficace et sécuritaire. C’est la raison pour laquelle la confiance du public est fondamentale dans le développement de cette devise. La volonté de rester au goût du jour est aussi un motif évoqué dans le communiqué de la BCE. Effectivement, Fabio Panetta, membre du directoire de la BCE a indiqué :
« Les technologies et l’innovation font évoluer nos modes de consommation. Un euro numérique soutiendrait les efforts de l’Europe visant à simuler continûment l’innovation. Par ailleurs, il contribuerait à notre souveraineté financière et renforcerait le rôle international de l’Euro. »
Il importe de souligner que la BCE accélère la conception de cette devise aussi pour faire face à la compétition. Le but est de contrer les initiatives des entreprises privées. À ce propos, outre le bitcoin, Facebook avait annoncé en 2019 la possibilité de lancer sa propre devise numérique dénommée « Libra ». En réalité, Facebook est un cofondateur de Libra, mais n’agira pas en tant que gestionnaire; ce rôle sera réservé à une organisation à but non lucratif situé en Suisse. Même si ce projet semble avoir été mis sur pause, la possibilité que Facebook revienne à la charge avec un plan plus solide n’est pas inconcevable. Ainsi, c’est dans le but de demeurer compétitive que la BCE envisage plus sérieusement de développer l’euro numérique.
La base légale
D’abord, la BCE établit que la légalité d’une telle devise dépend des entités qui pourront utiliser cette monnaie, mais aussi des transactions pour lesquelles elle sera réservée. Ainsi, si l’euro numérique devait être émis à des agents sophistiqués, comme la Banque centrale et ses contreparties, alors l’Eurosystème pourrait invoquer comme base juridique l’article 127(2) du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui se lit comme suit;
— définir et mettre en œuvre la politique monétaire de l’Union;
— conduire les opérations de change conformément à l’article 219;
— détenir et gérer les réserves officielles de change des États membres;
— promouvoir le bon fonctionnement des systèmes de paiement.
La BCE indique que, dans cette première hypothèse, elle peut aussi se baser sur la première phrase de l’article 20 des statuts du SEBC pour émettre sa monnaie;
En revanche, si la monnaie devait être mise à la disposition des ménages et à d’autres entités privées par le biais de comptes détenus auprès de l’Eurosystème, cette dernière pourrait invoquer, comme base juridique, l’article 127(2) du TFUE, en lien avec l’article 17 des statuts du SEBC qui indique ce qui suit:
17. Afin d’effectuer leurs opérations, la BCE et les banques centrales nationales peuvent ouvrir des comptes aux établissements de crédit, aux organismes publics et aux autres intervenants du marché et accepter des actifs, y compris des titres en compte courant, comme garantie.
Ensuite, si l’euro numérique devait être émis comme moyen de règlement pour des types de paiement spécifiques, accessibles uniquement à des entités sophistiquées, la base juridique la plus appropriée pour sa délivrance serait l’article 127(2) du TFUE en liaison avec l’article 22 des statuts du SEBC;
Enfin, si l’euro numérique devait être émis comme un instrument équivalent à un billet de banque, la base juridique la plus appropriée pour sa délivrance serait l’article 128 du TFUE conjointement avec la première phrase de l’article 16 des statuts du SEBC:
Bref, l’émission d’une telle monnaie est rendue légitime par plusieurs dispositions qui évoquent l’étendue des pouvoirs de la BCE. Tout dépendra des agents qui seront autorisés à utiliser cette cryptomonnaie, ainsi que la manière dont elle sera utilisée. Par exemple, la structure devra être adaptée si les entreprises et ménages de la zone euro reçoivent l’autorisation de « déposer directement » de la monnaie auprès de la banque étant donné que cette action est présentement réservée aux banques commerciales.
Quand est-il de la position du Canada ?
Pour l’instant, la Banque du Canada (ci-après « banque ») n’a dit que vouloir explorer la possibilité d’émettre une MNBC (monnaie numérique de banque centrale) dans un rapport public datant de février 2020.
« Pour l’instant, la Banque n’envisage pas d’émettre de MNBC. Toutefois, elle se dotera des moyens nécessaires pour pouvoir émettre une MNBC à usage général, semblable à de l’argent comptant, si le besoin s’en faisait ressentir. Comme cela demandera plusieurs années, elle ne peut pas attendre que le besoin soit manifeste avant de commencer. Il est essentiel qu’elle commence à se préparer à une telle éventualité. En même temps, elle anticipe divers changements possibles dans les domaines de l’argent et des paiements au Canada, à mesure que l’innovation se poursuit.»
En réalité, la Banque du Canada a entamé ses recherches depuis un certain temps; en 2016 le Projet Jasper visait à mieux comprendre l’impact de la technologie sur la monnaie canadienne. À ce jour, le sous-gouverneur Timothy Lane a surtout évoqué ses réticences face au projet Certes, M. Lane refuse qu’une transition vers une monnaie numérique se fasse au détriment des personnes plus démunies qui auront difficilement accès à cette technologie. On estime que la prudence du Canada est raisonnable. Faute de réglementation adéquate, des commerçants pourraient refuser les billets et ainsi priver des consommateurs de certains biens ou services. Peut-être que la Banque du Canada pourra s’inspirer du projet européen et envisager de réserver ses espèces numériques à des agents plus sophistiqués ou à certaines transactions. Dans tous les cas, si la Banque du Canada ne passe pas à l’action, une entreprise privée n’hésitera pas à saisir l’occasion de la concurrencer.
Conclusion
De toute évidence, de nombreuses banques centrales envisagent de lancer leur propre monnaie numérique.
Ce projet d’envergure nécessite un important consensus et l’évaluation des répercussions sur le système financier du pays. Du côté de l’Europe, même si l’initiative est amorcée, ce n’est pas demain que les citoyens pourront utiliser l’euro numérique. La phase expérimentale du projet doit se poursuivre pour une durée de 6 mois. Ensuite, il faut compter entre 18 mois et jusqu’à 3 ou 4 ans pour que le projet se concrétise. Ceci étant dit, il faudra faire vite, car on peut supposer que le premier pays à émettre sa monnaie aura l’avantage non négligeable de s’imposer comme référence auprès des autres.
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