Le 8 décembre 2017, la Cour suprême du Canada a rendu un jugement dans l’affaire Nour Marakah, statuant sur la question des attentes raisonnables en matière de respect de la vie privée à l’égard des messages textes (texto). Dans cette affaire, les policiers ont porté des accusations sur la base de textos incriminants trouvés sur des téléphones cellulaires. Les téléphones cellulaires ont été obtenus par mandats de perquisition au domicile de Marakah et au domicile de son complice.
Au procès, l’accusé Marakah a soutenu que les textos ne devraient pas être admis en preuve contre lui parce qu’ils ont été obtenus en violation du droit à la protection contre les fouilles, perquisitions ou saisies abusives que lui garantit l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. Le juge des requêtes a statué que le mandat de perquisition exécuté au domicile de Marakah était invalide et que les messages textes récupérés à partir de son cellulaire ne pouvaient être utilisés contre lui, mais que Marakah n’avait pas qualité pour faire contester la preuve. Le juge a admis donc en preuve les messages textes et a déclaré Marakah coupable de multiples infractions liées aux armes à feu. Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario ont convenu que Marakah ne pouvait pas s’attendre au respect de sa vie privée à l’égard des messages textes récupérés à partir du cellulaire du complice de Marakah et qu’il n’avait pas qualité pour s’opposer à leur admissibilité en preuve. Marakah a porté l’affaire devant la Cour suprême qui a accueilli le pourvoi et annulé les déclarations de culpabilité. Une décision rendue par une majorité de cinq (5) juges, sur la base de ce qui suit :
L’article 8 de la Charte stipule que : « Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives ». La majorité des juges se sont prononcés sur la protection qu’offre cet article de la Charte, en appliquant des critères jurisprudentiels reconnus, tels qu’annoncés dans la décision :
« Pour se réclamer de la protection de l’art. 8, le demandeur doit démontrer qu’il avait un intérêt direct dans l’objet de la fouille, qu’il s’attendait subjectivement au respect de sa vie privée à l’égard de cet objet et que son attente subjective au respect de sa vie privée était objectivement raisonnable. Ce n’est que si l’attente subjective du demandeur au respect de sa vie privée était objectivement raisonnable que le demandeur aura qualité pour soutenir que la fouille était abusive. »
Donc il fallait déterminer si Marakah en envoyant les messages textes à son complice avait une attente raisonnable à la protection du contenu de sa conversation électronique. À ce sujet les juges précisent : « Plusieurs facteurs peuvent aider à décider s’il était objectivement raisonnable de s’attendre au respect de la vie privée dans diverses circonstances, notamment : (1) le lieu fouillé, qu’il s’agisse d’un lieu physique réel ou d’un salon de cyberbavardage métaphorique ; (2) le caractère privé de l’objet de la fouille, autrement dit la question de savoir si le contenu informatif de la conversation électronique a révélé des détails au sujet du mode de vie du demandeur ou des renseignements de nature biographique ; (3) le contrôle du demandeur sur l’objet de la fouille. »
Le premier critère est celui relatif au lieu. Il a été précisé que :
« Le lieu peut être utile pour décider s’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une conversation verbale demeure privée ; selon les circonstances, une conversation dans un restaurant bondé ne fait peut-être pas intervenir la protection de l’art. 8, alors que le même échange de propos derrière des portes closes pourrait commander cette protection ».
Un parallèle peut être fait avec les lieux d’où un message électronique peut être envoyé, d’une salle privée, à l’écart des regards, etc. Comme le lieu peut être aussi le téléphone cellulaire lui-même ou l’endroit de stockage de la conversation électronique. Les juges ont décidé qu’il était raisonnable de s’attendre au respect de la vie privée dans le cas d’utilisation d’un espace électronique privé partagé uniquement entre Marakah et son complice. Le fait d’envoyer des messages à un ami et ne pas les publier sur les réseaux sociaux ou les partager avec un grand nombre de personnes démontre que l’individu s’attend à ce que cet ami ait un contrôle exclusif sur son appareil et qu’il ne partage pas l’information contenue dans les messages. Peu importe le lieu, physique ou électronique ou encore virtuel, il est soit public ou privé.
Le deuxième critère est le caractère privé de l’objet de la fouille. L’objet de la fouille n’est clairement pas le téléphone cellulaire, mais bien la conversation entre les deux individus. Il a été établi que la conversation électronique contenait des détails qui révèlent les habitudes de la vie privée de l’accusé.
Quant au troisième critère, les juges précisent que le contrôle de l’individu sur l’information n’est qu’un facteur parmi les autres facteurs afin d’établir l’expectative de cet individu à la protection de sa vie privée. Les juges arrivent à la conclusion que : « la personne ne perd pas le contrôle de renseignements pour l’application de l’art. 8 de la Charte uniquement parce que quelqu’un d’autre les possède ou peut les consulter. Le risque qu’un destinataire divulgue une conversation électronique n’exclut pas non plus une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée à l’égard de cette conversation. Ainsi, même lorsqu’une personne n’exerce qu’un contrôle partagé, et non un contrôle exclusif, sur ses renseignements personnels, elle peut malgré tout s’attendre raisonnablement à ce que ces renseignements soient à l’abri du regard scrutateur de l’État. »
La Cour suprême s’appuie aussi sur le test appliqué dans l’affaire Cole en répondant sur les quatre questions suivantes :
- Quel était l’objet de la prétendue fouille ?
- Le demandeur avait-il un intérêt direct dans l’objet de la fouille ?
- Le demandeur avait-il une attente subjective au respect de sa vie privée à l’égard de l’objet de la fouille ?
- Dans l’affirmative, cette attente subjective du demandeur au respect de sa vie privée était-elle objectivement raisonnable ?
En appliquant ces tests et critères, la majorité des juges ont conclu que Marakah avait une attente raisonnable au respect de sa vie privée en ce qui a trait aux messages textes récupérés à partir du cellulaire de son complice et donc il avait la qualité de contester la fouille et l’admission des éléments de preuve. Il a été décidé aussi que l’admission en preuve de tels éléments déconsidérerait l’administration de la justice et par conséquent ils ont été exclus de l’application du paragraphe 24 (2) de la Charte.
Toutefois, les juges dissidents sont d’avis, qu’un individu perde complètement le contrôle sur la conversation électronique du fait qu’il choisit lui-même de la divulguer connaissant le risque que l’autre partie puisse la partager avec d’autres personnes, que ce soit du public ou de l’état. Cette perte de contrôle totale fait en sorte que cet individu n’avait pas d’attente raisonnable au respect de sa vie privée et par conséquent n’avait pas la qualité de contester la fouille du téléphone de son complice en vertu de l’article 8 de la Charte. Les juges dissidents précisent qu’
« Il n’est pas nécessaire que le contrôle soit exclusif. Bien que l’absence de contrôle exclusif puisse réduire la force de l’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée, elle ne l’élimine pas nécessairement. Cependant, reconnaître l’existence d’une attente raisonnable en matière de vie privée alors qu’il y a absence complète de contrôle est à la fois sans précédent et à l’opposé de la notion de vie privée personnelle. Par conséquent, l’absence de tout contrôle indique de manière convaincante qu’une attente en matière de respect de la vie privée est déraisonnable et que l’intéressé n’a pas qualité pour contester la fouille ou la perquisition. »
Comme pour tout positionnement important, il y a des pour et contre, l’Association canadienne des libertés civiles, intervenante dans cette affaire, fait partie de ceux qui se sont réjoui de cette décision : « Les lois ont été écrites pour un monde non connecté. À une époque où toutes nos communications sont stockées quelque part, si on n’a pas le contrôle sur un texto une fois qu’il est envoyé, la vie privée n’existe plus », a déclaré en entrevue Brenda McPhail, directrice des enjeux de vie privée et de technologie auprès de l’Association canadienne des libertés civiles.
Par cet arrêt, la Cour suprême vient de confirmer sa position quant à l’expectative à la protection de la vie privée dans l’univers technologique. Dans l’arrêt TELUS Communications, la Cour suprême a mentionné que « les droits garantis par l’art. 8 de la Charte, lesquels doivent progresser au rythme de la technologie ». Aussi, dans la récente décision de la Cour suprême dans l’affaire Jones, la Cour suprême a décidé que l’accusé avait une attente raisonnable au respect de sa vie privée concernant ses messages textes envoyés à son complice et qu’il avait qualité pour contester la validité de l’ordonnance de communication. Or dans cette affaire, il a été décidé que les droits garantis par l’article 8 de la Charte n’ont pas été violés, car les relevés contenant les messages textes conservés par TELUS ont été saisis légalement au moyen de l’ordonnance de communication conforme au Code criminel.
Avec l’usage intensif des nouvelles technologies, il est fondamental de se préoccuper de la protection de la vie privée des usagers, le traitement et la propriété des données, le tout dans le respect des droits et libertés fondamentaux enchâssés dans notre constitution.
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