L’actualité québécoise des derniers jours ravive la question de l’utilisation des caméras vidéo corporelles par les policiers afin de prévenir ou sanctionner les cas de violence. Les commissaires à la protection de la vie privée du Canada se montrent néanmoins réticents face aux volontés d’équiper les forces de l’ordre de caméras.
L’utilisation d’un tel équipement a été fortement recommandée en conséquence d’interventions policières menant à la mort d’individus appréhendés. On compte notamment les incidents de Sammy Yatim à Toronto et de Michael Brown à Ferguson, aux États-Unis. Alors qu’un projet pilote est en œuvre dans les villes d’Edmonton et de Toronto, la totalité du corps policier de Calgary est équipée de caméras corporelles depuis 2014.
Une étude de l’Université de Cambridge a démontré que l’adoption des caméras menait à des changements positifs dans l’interaction entre la police et la population. En effet, l’usage de la force par les officiers et le nombre de plaintes contre ceux-ci ont réduit de 59% et de 87% respectivement. L’impact de l’utilisation de caméras corporelles par les forces de l’ordre dans les villes d’Edmonton, Toronto et Calgary sera donc à surveiller.
Dans un document publié en février dernier, le Commissaire à la vie privée du Canada rappelaient néanmoins aux forces de l’ordre que tout usage de caméra corporelle doit se conformer aux lois sur la vie privée. Le document en question agit à titre de guide pour orienter l’adoption de cette technologie dans le milieu policier. Jean Chartier, président de la Commission d’accès à l’information du Québec, est d’ailleurs venu préciser :
Il faut que les corps policiers, avant d’utiliser et de collecter ces enregistrements, aient déterminé quand ils les collectent, dans quelles situations ils le feront, dans quelles situations ils sont autorisés à le faire, qu’est-ce qu’ils vont faire avec, comment ces renseignements seront sécurisés et quand et comment ils seront éventuellement détruits.
L’utilisation de caméras corporelles signifie l’enregistrement d’une quantité importante de contenu audio-visuel comprenant notamment les interactions avec des personnes identifiables. Lors de ces interactions, le nom, la race, l’origine ethnique, la couleur ou encore l’âge de l’individu risquent d’être enregistrés. Ces enregistrements, en addition aux nouvelles technologies d’analyse vidéo et de reconnaissance faciale, permettent aux forces de l’ordre d’atteindre un niveau de précision sans précédent quant à l’identification d’un individu. Or, toute information concernant un « individu indentifiable » est considérée comme un renseignement personnel au sens de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE).
L’article 7 de la LPRPDE prévoit à cet effet qu’on « ne peut recueillir de renseignement personnel à l’insu de l’intéressé et sans son consentement », sauf si, entre autres, « la collecte est raisonnable à des fins liées à une enquête sur la violation d’un accord ou la contravention du droit fédéral ou provincial ». Pourtant, toute appréhension d’individus de la part de policiers n’est pas nécessairement effectuée dans le cadre d’une enquête. Au nom du respect et de la confidentialité de nos renseignements personnels, l’utilisation de caméras corporelles ne peut donc pas être épargnée d’encadrement légal. L’utilisation libre de cette technologie viendrait compromettre le sens de la notion de vie privée.
Le risque d’atteinte à la vie privée ne s’arrête pourtant pas là. Daniel Therrien, commissaire à la protection de la vie privée du Canada, souligne que les caméras corporelles pourraient également procéder à « l’interception de communications privées, y compris celles ayant lieu dans des endroits fréquentés par le public, ce qui contreviendrait à la loi ». Les autorités archiveraient de ce fait non seulement qui vous êtes, mais aussi ce que vous dites. De plus, rien n’empêcherait les caméras corporelles d’enregistrer de l’information sur des passants aléatoires à leur insu. Cette technologie devra donc faire son entrée en douceur dans notre société de façon à ne pas porter atteinte à la vie privée; qui est protégé entre-autres par la Charte Canadienne des droits et libertés.
Dans un même ordre d’idées, il est intéressant de noter que la question des caméras fait face à des opinions partagées à l’interne. Le président du Syndicat des policiers de Winnipeg a fait part de son avis sur le sujet : « Je pense que nos membres sont déjà assez occupés, sans avoir tout le travail de gérer les enregistrements. Et il faudra une nouvelle politique pour assurer la protection de la vie privée de tous. ». Outre les soucis au niveau légal, l’adoption de caméras corporelles représenterait ainsi un important investissement de temps et de ressources chez les unités concernées.
Bien qu’un tel projet puisse engendrer des retombées sociales très intéressantes, Daniel Therrien rappelle l’importance d’atteindre « un juste équilibre entre les considérations reliées au maintien de l’ordre et le droit des Canadiennes et des Canadiens à la protection de la vie privée ». Le débat est ouvert : est-ce que l’utilisation de caméras corporelles par les agents de la paix constitue une limite raisonnable à l’exercice de leur pouvoir de surveillance et de maintien de la sécurité des individus?