Bilal Hassani est depuis le week-end dernier le représentant de la France à l’Eurovision 2019. Sa nomination a déchaîné les foules sur les réseaux sociaux et plus particulièrement sur Twitter où l’on a pu assister non pas à des félicitations d’usage mais plutôt à un déferlement de haine lui reprochant d’être différent à plusieurs points de vue.
C’est dans ce contexte que trois députés LREM ont suggéré en fin de semaine passée d’obliger les réseaux sociaux de requérir une pièce d’identité lors de l’inscription. Fausse bonne idée ?
Ces recommandations sont proposées dans une vision plus large d’un durcissement du rapport Avia datant de septembre dernier et qui envisageait déjà de « faire d’Internet un espace plus apaisé, moins haineux, où chacun peut s’exprimer à condition de respecter les autres ».
Dans ce rapport, il y est notamment fait mention d’un accroissement de la responsabilité des plateformes et de renforcer la régulation numérique.
LES ACCÉLÉRATEURS DE CONTENUS
Encore aujourd’hui, c’est la Loi pour la Confiance dans l’Environnement Numérique du 21 juin 2004 (LCEN)qui régit la matière et qui transpose en France la directive « e-commerce » du 8 juin 2000.
Le rapport songe à une modification substantielle des dispositions sur les prestataires techniques (ou intermédiaires) en introduisant une nouvelle catégorie dites des « accélérateurs de contenus » qui regroupera les réseaux sociaux et les moteurs de recherches les plus importants.
Via ce statut, des obligations renforcées leur sont soumises notamment de devoir retirer plus rapidement les contenus haineux dès leur notification et les sanctions financières en cas de non-respect de celles-ci sont considérablement alourdies.
S’inspirant de la « Gesetz zur Verbesserung der Rechtsdurchsetzung in sozialen Netzwerken » d’Allemagne, les auteurs du rapport tiennent à ce que ces nouvelles solutions soient assimilées au niveau européen par une évolution du régime de responsabilité de fournisseurs d’accès internet et des hébergeurs de la directive e-commerce. Ces règles seraient particulièrement peu efficaces pour régler les comportements haineux dans le monde numérique.
LES PROPOSITIONS DES DÉPUTÉS
Trois députés veulent voir encore plus loin suite à la polémique autour de la nomination de Bilal Hassani et, pour se faire, ont envoyé une lettre au secrétaire d’État en charge du numérique qu’ils ont concomitamment postée sur Twitter.
Ceci alors même qu’une étude très récente a déterminé qu’approximativement 10% des commentaires sur les réseaux sociaux sont violents ou à caractère haineux.
Dans ce courrier, ils sollicitent en premier lieu que le taux de suppression rejoigne celui des messages à caractère terroriste ou pédopornographique c’est-à-dire de l’ordre de 90% grâce à une meilleure formation des modérateurs des réseaux sociaux notamment de Twitter France.
Mais ce n’est pas tout, les députés envisagent aussi de serrer la vis du côté des utilisateurs. Le blocage temporaire du compte et l’envoi d’un message pédagogique comme cela se fait aujourd’hui ne serait pas suffisant et, en cas de récidive, il faudrait plutôt supprimer le compte et que l’accélérateur de contenu transmette automatiquement l’adresse IP aux autorités compétentes.
Avec une certaine lucidité sur la facilité de se recréer un compte et l’utilisation de proxy, les députés concluent que pour que cette mesure soit efficace il faudrait en plus que l’accélérateur de contenu requière une pièce d’identité de l’utilisateur lors de la création d’un compte.
L’ANONYMAT FACE A LA HAINE
Si nous ne remettons pas en cause les intentions du rapport Avia ni même des propositions des députés, nous ne pouvons que nous interroger sur la mise en œuvre des solutions envisagées pour résoudre les comportements haineux sur internet.
Ne serions-nous pas en train de tirer dans le tas pour résoudre un problème qui nécessiterait au contraire une précision chirurgicale pour éviter de tuer le patient, ici la liberté d’expression ?
Le comportement abject d’une partie, même significative, des utilisateurs des réseaux sociaux justifie-t-il de contraindre la majorité silencieuse à des sacrifices démesurés ?
Certes, les députés évoquent une mesure qui existe déjà sur Airbnb à savoir transmettre une pièce d’identité tant pour les voyageurs que pour les hôtes.
Néanmoins, la lecture du centre d’aide d’Airbnb nous permet de comprendre les raisons derrière cette obligation : le voyageur a un intérêt de s’assurer de l’existence réelle de l’hôte avant de louer son bien et pareillement pour l’hôte vis-à-vis du voyageur.
Ceci s’explique par la concrétisation de la relation voyageur-hôte dans « le monde réel » nécessitant une certaine confiance sur l’identité des personnes en présence, Airbnb n’étant qu’un intermédiaire dans leur mise en relation numérique.
Mais sur les réseaux sociaux, pareille dimension physique n’a jamais lieu.
Ici, nous avons affaire à un lieu d’échanges, de discussions voire de débats animés mais où les utilisateurs n’ont, en principe, pas d’intérêt à connaître la réelle identité de la personne avec qui il discute. De fait, la mesure transposée sans adaptation ne nous paraît pas justifiée car elle n’intéresse pas les utilisateurs mais plutôt les autorités de justice et seulement dans les cas de comportements les plus graves tels que la pédopornographie, le racisme au sens large et le terrorisme.
On pourrait se demander si fournir une pièce d’identité soit si contraignant car après tout « je n’ai rien à cacher alors pourquoi pas ? » ou « de toute façon, ils connaissent déjà toutes mes informations avec les cookies ».
Mais ici, ce ne sont pas les données supplémentaires que Twitter pourrait éventuellement collecter via la pièce d’identité qui posent problème car il est envisageable que des mesures de confidentialité soient mises en place ou qu’un tiers de confiance, pourquoi pas gouvernemental pour rester dans la corégulation, s’occupe de la vérification des pièces d’identité.
Le pilier fondamental touché est plutôt la liberté d’expression.
En forçant l’utilisateur à fournir une pièce d’identité, on l’oblige, qu’importe la nature de ses propos sur les réseaux, à ne posséder qu’un seul compte. Or, il y a une multitude de raisons qui peuvent amener un utilisateur à posséder plusieurs comptes : différents groupes de personnes amenant à différents types de discussions.
A nouveau, le principe même des réseaux basés sur la discussion justifie de permettre aux utilisateurs de posséder plusieurs comptes, par groupe d’intérêt.
De plus, le courrier des députés ne précise pas si les utilisateurs conserveront la possibilité d’utiliser un pseudonyme ou si la pièce d’identité les obligera à utiliser leur vrai nom.
Dans la Convention Européenne des Droits de l’Homme, il est bien rappelé à son article 10 que cette liberté doit s’exercer « sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière » sauf si les restrictions prévues par la loi sont des mesures nécessaires, démocratiques et proportionnées par rapport à l’objectif poursuivi comme l’intégrité territoriale ou la sureté publique.
D’après nous, les conditions de la restriction ne sont pas remplies dans ce cas précis en raisons de la disproportion entre l’objectif poursuivi de poursuivre plus efficacement les personnes tenant des comportements haineux sur internet et la charge qu’apporte cette mesure sur les épaules de la majorité des utilisateurs ne tenant pas ce genre de propos et brimant leur liberté d’expression de manière injustifiée.
D’ailleurs, le rapport Avia est plus réfléchi dans son analyse de la manière la plus adéquate de limiter les comportements haineux aux pages 37 et suivantes.
Il rappelle d’abord la loi de 1881 sur la liberté d’expression qui justifie que ces propos soient manipulés avec doigté au lieu d’être banalisés en étant transférés dans d’autres dispositions législatives.
Ensuite, le rapport confirme qu’une meilleure coopération entre les autorités judiciaires et les accélérateurs de contenus doit s’opérer sans pour autant que le grand public n’en soit trop impacté. Le rapport leur réserve au contraire une grande place à la sensibilisation pour limiter la propagation de ce genre de comportements.
Enfin, le rapport envisage aussi une plus grande aide aux victimes par des mesures d’accompagnement qui peuvent mener in fineà une meilleure répression des comportements haineux (le nombre de plaintes n’étant pas aujourd’hui assez conséquent).
Pour le surplus, une analyse d’impact relative à la protection des données(AIPD) ne semble pas avoir été envisagée par les députés lors de l’élaboration de leurs propositions.
Bien que l’AIPD soit rendue obligatoire pour les entreprises par l’article 35 du Règlement Européen sur la Protection des Données, l’Autorité de Protection des Données (APD) belge a déjà critiqué son absencedans une proposition gouvernementale (l’ajout des empreintes digitales sur la carte d’identité belge).
En conclusion, les comportements haineux sont devenus un réel problème qui nécessite des nouvelles mesures pour être réglé.
Ceci passera par une meilleure gestion de l’anonymat sur internet grâce à une coopération accrue entre hébergeurs et autorités judiciaires.
Il faudra aussi conscientiser la masse, poursuivre les cas particuliers mais surtout éviter de mettre tout le monde dans le même panier.
Un vrai problème ne doit pas être résolu par de fausses solutions décidées à la hâte dans une vague de polémiques au risque de ne plus pouvoir se targuer d’être Charlie, quoique ?
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