Le 19 février dernier, la Cour suprême du Canada a confirmé qu’elle entendrait l’appel dans l’affaire Google Inc. v. Equustek Solutions Inc. et al.,issue des tribunaux britanno-colombiens. La demande d’appel a été faite par Google, à la suite de la décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique qui confirmait l’opinion de la Juge Fenlon en première instance.
Rappelons brièvement les faits. En 2014, la Cour suprême de la Colombie-Britannique, tribunal de première instance, a sommé Google Inc. de ne plus générer de résultats de recherches concernant les sites Internet de Morgan Jack et de son entreprise en ligne, Datalink Technologies Gateways. L’injonction, qui se voulait de portée internationale, a été demandée dans un contexte où les sites Internet de Morgan Jack et de sa compagnie étaient utilisés dans le but de publiciser et de vendre un produit qui dévoilait un secret commercial d’Equustek Solutions.
Eqqustek Solutions a alors demandé l’aide de Google Inc. pour retirer les sites Internet en question, plutôt que d’attaquer un site Internet à la fois. La multinationale a d’abord collaboré et a retiré 345 résultats de recherches au Canada. Or, il était toujours possible d’avoir accès à des sites de Datalink Technologies ailleurs sur le globe. C’est pour cette raison qu’Eqqustek Solution a ensuite demandé qu’une injonction ayant effet à l’international soit ordonnée.
Il ne va sans dire que la multinationale porta cette décision en appel, prétendant que la Cour de la Colombie-Britannique n’a pas compétence pour émettre une telle ordonnance. La Cour d’appel a confirmé la décision en invoquant que Google menait des activités en Colombie-Britannique, ce qui donnait territorialité à la Cour.
À cette étape, c’est l’interaction entre le droit international privé, plus particulièrement quant à la compétence des tribunaux et des activités dans le cyberespace qui pose le plus grand problème. En Colombie-Britannique, le Court Jurisdiction and Proceedings Transfer Act codifie les questions de compétence des tribunaux et il doit être suivi en lieu et place de la common law. Les fondements de cette loi ont été élaborés dans l’affaire Stanway v. Wyeth Pharmaceuticals Inc.
Dans l’affaire qui nous concerne, l’article 3(e) constitue la base du litige :
« A court has territorial competence in a proceeding that is brought against a person only if […]
(e) there is a real and substantial connection between British Columbia and the facts on which the proceeding against that person is based. » (nos soulignements)
L’article 10 de cette même loi énonce certaines circonstances où l’existence d’un lien réel et substantiel existe avec la province, la rendant ainsi compétente. Au surplus, l’arrêt Club Resorts Ltd. v. Van Breda fait une analyse complète du test de lien réel et substantiel lorsque l’exploitation d’une entreprise agit comme facteur de rattachement.
On y mentionne d’ailleurs au paragraphe 87 :
« On peut également considérer l’exploitation d’une entreprise dans la province comme un lien factuel adéquat. Cela peut toutefois soulever des questions plus complexes. Il faut faire preuve d’une certaine prudence au moment de résoudre ces questions, et ce, afin d’éviter de créer ce qu’on pourrait assimiler à des formes de compétence universelle applicable aux actions en matière de responsabilité délictuelle découlant de certaines catégories d’entreprises ou d’activités commerciales. Une publicité active dans le ressort ou, par exemple, l’accès que l’on y offre à un site Web, ne suffirait pas à établir que le défendeur y exploite une entreprise. La notion d’exploitation d’une entreprise exige une forme de présence effective — et non seulement virtuelle — dans le ressort en question, par exemple le fait d’y tenir un bureau ou d’y effectuer régulièrement des visites. » (nos soulignements)
Or, dans l’affaire qui nous intéresse, la Cour a conclu que les moteurs de recherche de Google ne sont pas seulement des sites Internet passifs, mais plutôt actifs. Cette qualification est importante dans la mesure où elle permet de déterminer si un site Internet constitue un niveau d’activité suffisant, c’est-à-dire que l’entreprise qui l’exploite a une présence effective sur le territoire, pour conclure qu’on y fait des affaires.
On peut lire au paragraphe 48 de la décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique les motifs qui ont permis d’affirmer que Google est un site Internet actif :
« I conclude that Google’s internet search websites are not passive information sites. As a user begins to type a few letters or a word of their query, Google anticipates the request and offers a menu of suggested potential search queries. Those offerings are based on that particular user’s previous searches as well as the phrases or keywords most commonly queried by all users. »
Ainsi, la Cour réitère la conclusion de première instance et affirme que Google fait bel et bien des affaires en Colombie-Britannique, justifiant ainsi la compétence de la cour. Cette dernière s’exprime comme suit:
« While Google does not have servers or offices in the Province and does not have resident staff here, I agree with the chambers judge’s conclusion that key parts of Google’s business are carried on here. The judge concentrated on the advertising aspects of Google’s business in making her findings. In my view, it can also be said that the gathering of information through proprietary web crawler software (“Googlebot”) takes place in British Columbia. This active process of obtaining data that resides in the Province or is the property of individuals in British Columbia is a key part of Google’s business. »
Bien entendu, la compétence territoriale d’un tribunal ne justifie pas nécessairement l’ordonnance d’une injonction ayant une portée extraterritoriale. C’est d’ailleurs la question qui se pose à l’heure actuelle, alors que la Cour suprême se prononcera dans cette affaire : est-ce qu’une cour canadienne peut demander à Google d’intervenir à l’international ?
La juge de première instance a justifié son intervention comme suit :
« The Court must adapt to the reality of e-commerce with its potential for abuse by those who would take the property of others and sell it through the borderless electronic web of the internet. I conclude that an interim injunction should be granted compelling Google to block the defendants’ websites from Google’s search results worldwide. That order is necessary to preserve the Court’s process and to ensure that the defendants cannot continue to flout the Court’s orders. »
À notre avis, les commentaires de la Cour sont à propos dans la mesure où nous croyons que le droit doit s’adapter à la réalité du commerce électronique. Cela implique qu’une infraction à la loi devrait être tout autant sanctionnée que toute autre infraction même si cela concerne Internet. Cela dit, il y a lieu de se demander si la compétence d’un tribunal lui donne aussi compétence pour rendre des décisions d’une portée aussi large. Le principal enjeu dans cette affaire, à notre avis, est d’établir un équilibre entre la compétence territoriale des tribunaux et la nécessité d’imposer et de faire respecter des ordres, tels que des injonctions, sur Internet.
Cela dit, Google invoque principalement un argument fondé sur la liberté d’expression telle que consacrée à l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés. Dans son mémoire d’appel à la Cour Suprême, on peut lire ceci à la page 4 : « The object of the order is to restrict users’ access to information on the Internet by creating gaps and weaknesses in their chosen search tool in ways that will not be immediately transparent to those users. » A fortiori une Cour d’un pays où la liberté d’expression est très limitée pourrait alors également demander à Google de retirer de ses résultats de recherche certains contenus. Pensons par exemple à un pays où les droits des homosexuels sont inexistants; le pays pourrait demander que tous les résultats concernant les droits de ces personnes dans d’autres pays soient masqués. Dans ce même ordre d’idées, la EFF (Electronic Frontiers Foundation) affirma que « No single country should have veto power over Internet speech ». Cette déclaration résume en une phrase, selon nous, le cœur de la problématique causée par ce litige.
Bien que la Cour suprême ne dévoile traditionnellement pas les raisons qui l’ont poussée à entendre l’appel, on pourrait croire qu’elle désirer établir les situations, très limitée où une telle injonction peut être accordé. C’est d’ailleurs l’opinion partagée par Me Daniel Anthony, puisque l’injonction accordée par la Cour de Colombie- Britannique est la décision ayant la portée la plus vaste en Common Law canadienne et que les questions de territorialité sur Internet sont au centre des préoccupations actuelles. Il faudra sans doute trouver un équilibre entre la liberté d’expression, le droit du public à l’information, le respect des lois et l’objectif de faciliter le recours à Internet, il sera donc fort intéressant de voir ce qu’un tribunal nord-américain conclura sur la portée internationale d’une injonction ordonnée par un juge canadien.