Le 13 mai 2014, la Cour de Justice de l’Union Européenne [CJUE] a rendu une décision accordant la possibilité aux ressortissants de l’Union Européenne de demander aux différents moteurs de recherche, sous certaines conditions, la suppression de liens apparaissant dans les résultats de recherche effectués sur la base de leurs noms. C’est ce qui est appelé le « déréférencement ».
Suite à cet arrêt et sans cacher son désaccord avec la décision de la CJUE, Google a mit à la disposition des utilisateurs un formulaire en ligne, afin que ces derniers puissent demander à ce que certaines informations les concernant n’apparaissent plus dans les résultats de recherche lorsque leur nom est saisi. Cependant, Google refusa d’appliquer ce droit au déréférencement aux recherches effectuées sur les extensions géographiques non-européennes (.com, .ca, etc.).
En effet, Google a appliqué ce droit exclusivement aux extensions européennes, ce qui a poussé la Présidente de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés [CNIL] à mettre en demeure le géant américain le 12 juin 2015, afin que ce dernier l’applique à l’ensemble de ses extensions géographiques.
De son côté, Google, estime qu’élargir l’application du droit au déréférencement est excessif et a donc refusé la demande de la CNIL, en demandant à cette dernière de retirer sa mise en demeure.
Le 21 Septembre 2015, la CNIL a rejetté le recours de Google, lui demandant ainsi pour la seconde fois d’appliquer le droit au déréférencement à l’ensemble des extensions de son moteur de recherche.
Cette bataille juridique fait ressortir deux questions importantes :
- Quel est le droit applicable dans l’univers du Web 2.0, un univers « sans frontières » ?
Selon la CNIL, la limitation géographique ne permet pas d’assurer l’effectivité du droit au déréférencement. En effet, si le droit au déréférencement était limité à certaines extensions, il serait trop facile de pouvoir le contourner en changeant simplement d’extension :
Cela ne ferait donc qu’annuler l’utilité du droit au déréférencement :
Pour sa part, le géant américain fait valoir que 95% des recherches effectuées en Europe le sont à partir de versions locales de son site, c’est-à-dire à partir des extensions géographiques européennes. La limitation du droit au déréférencement aux extensions géographiques européennes de Google ne réduirait donc pas l’effectivité de ce droit.
De plus, Google conteste le principe selon lequel une agence nationale de protection des données personnelles revendique une autorité à l’échelle mondiale pour contrôler les informations auxquelles ont accès les internautes à travers le monde. En effet, comme Peter Fleischer, responsable des questions de vie privée chez Google, l’indique dans son bulletin du 30 juillet 2015:
« While the right to be forgotten may now be the law in Europe, it is not the law globally. Moreover, there are innumerable examples around the world where content that is declared illegal under the laws of one country, would be deemed legal in others […]. If the CNIL’s proposed approach were to be embraced as the standard for Internet regulation, we would find ourselves in a race to the bottom. In the end, the Internet would only be as free as the world’s least free place. »
Pour la CNIL et contrairement à ce que Google revendique, il ne s’agit pas d’une « volonté d’application extraterritoriale du droit français par la CNIL ». Il s’agit plutôt d’exiger le respect du droit européen par des acteurs étrangers offrant leurs services en Europe.
Il s’agit d’un problème d’actualité qui démontre un flou juridique important. En effet, il n’existe pas d’accords internationaux relativement au droit du net et il n’y a donc pas de droit clair qui s’applique dans une telle situation.
- Comment trouver un équilibre entre le droit à la liberté d’expression et le droit à la vie privée?
Selon Google, élargir le droit au déréférencement à toutes les extensions géographiques de son moteur de recherche pourrait avoir « des conséquences beaucoup plus larges, notamment en termes de censure ». En effet, pour le Géant américain, étendre l’applicabilité de ce droit à des pays comme les Etats-Unis ou le Canada qui accordent une importance largement plus grande que l’Europe à la liberté d’expression, représenterait une atteinte à cette dernière.
Pour sa part, la CNIL ne voit pas d’atteinte à la liberté d’expression. Le droit au déréférencement n’entraîne jamais la suppression de l’information ou de la page web en question, mais empêche uniquement l’affichage des liens dans la liste de résultats du moteur de recherche. L’information reste donc disponible sur le site en question. De plus, la CNIL fait valoir qu’il ne s’agit pas d’un droit absolu. La CNIL est consciente du fait que ce droit doit être concilié avec le droit à l’information du public, notamment lorsque la personne concernée est une personne publique.
Un autre aspect inquiétant de cette affaire, comme l’indique Bertrand De La Chapelle, diplomate et ancien membre du conseil d’administration de l’ICANN, est le fait qu’il y ait une « délégation du droit à la désindexation qui fait que les plateformes sont placées dans une situation où elles doivent faire des décisions quasi-juridictionnelles […] ». De La Chapelle n’est pas le seul a dénoncer ce problème. En effet, comme l’exprime Mme Virginie Duby-Muller, députée de l’UMP :
« […] Les responsabilités que la Cour fait peser sur Google sont capitales. Il revient en effet au moteur de recherche d’examiner lui-même le bien-fondé de chaque demande, en recherchant l’équilibre entre droit à l’information du public et protection de la vie privée. Cette situation laisse transparaître un risque réel de substitution du juge par un acteur privé alors même que le respect de droits fondamentaux est en jeu. »
Cela nous force à nous poser la question suivante : Une entreprise privée comme Google devrait-elle être compétente pour trancher, lorsqu’elle reçoit des demande de déréférencement, entre deux libertés fondamentales comme la vie privée et la liberté d’expression ?