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L’affaire Weaver c. Corcoran : Les risques de diffamation pour un fournisseur de contenu sur Internet

Kārlis Dambrāns

Étudiante dans le cadre du cours DRT 6929-O.
31 mars 2015
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Le 5 février 2015, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a rendu un jugement dans l’affaire Weaver c. Corcoran, 2015 BCSC 165, ordonnant au quotidien le National Post et à quatre de ses journalistes de payer 50 000$ en dommages à monsieur Andrew Weaver. Ce dernier, professeur à l’Université de Victoria à l’époque des faits et climatologue spécialisé en changements climatiques, poursuivait le journal canadien et ses chroniqueurs en raison d’une série d’articles publiés sur Internet entre décembre 2009 et février 2010. Il alléguait que les quatre articles étaient diffamatoires et portaient atteinte à sa réputation.

Les articles sous-entendaient que M. Weaver aurait essayé de détourner l’attention du public d’un scandale impliquant le GIEC en liant les intrusions dans leurs bureaux aux acteurs de l’industrie des combustibles fossiles. Les chroniques suggéraient également qu’il aurait, dans ses résultats de recherche, faussé et dissimulé certaines données scientifiques.

En droit canadien, celui qui intente une action en diffamation doit prouver ces trois éléments : (1) que les mots en cause sont diffamatoires, (2) que ces mots visent le demandeur et (3) qu’ils ont été diffusés, c’est-à-dire communiqués à au moins une autre personne (Grant c. Torstar Corp., [2009] 3 RCS 640, par. 28). Dans son jugement, après avoir analysé ces trois critères, la juge Emily Burke a donné raison au plaignant, énonçant que les articles pourraient mener une personne raisonnable à conclure que M. Weaver est un scientifique et un professeur incompétent, inepte et qui manque d’éthique (par. 154). Elle a soutenu que les articles attaquaient l’intégrité et à la crédibilité de M. Weaver et qu’ils ont, conséquemment, porté atteinte à sa réputation personnelle et scientifique (par. 168).

Les défendeurs ont tenté d’invoquer la défense du commentaire loyal, mais en vain. En common law, un propos diffamatoire peut être protégé par la défense du commentaire loyal dans la mesure où les conditions suivantes sont remplies : (1) il s’agit d’une question d’intérêt public, (2) le commentaire est fondé sur des faits, (3) le commentaire est reconnu comme tel (opinion), (4) toute personne pourrait honnêtement exprimer cette opinion à partir des faits prouvés et (5) le défendeur ne doit pas avoir agit avec malice (Grant c. Torstar Corp., [2009] 3 RCS 640, par. 31). Dans le cas qui nous occupe, la Cour a considéré que la preuve n’avait pas été faite quant au second critère, et qu’au contraire les défendeurs avaient «[traduction] modifié l’apparence des faits et omis des faits suffisamment fondamentaux pour venir miner l’exactitude des faits énoncés dans l’article» (par. 235).

Deux aspects de cette décision méritent d’être soulignés au regard de leur importance en matière d’affaires électroniques.

Premièrement, la responsabilité du National Post pour la distribution et la reprise des articles sur Internet. En effet, il est bien établi en droit canadien que chaque répétition ou reprise d’un communiqué diffamatoire constitue une nouvelle diffusion pour laquelle l’auteur initial du communiqué peut être tenu solidairement responsable, dès lors que la reprise est autorisée par ce dernier ou qu’elle est le résultat naturel et probable de la diffusion initiale (Breeden c. Black, [2012] 1 RCS 666, par. 20). La juge a fait une distinction entre la présente affaire et l’arrêt Crookes c. Newton, [2011] 3 RCS 269, dans lequel la Cour Suprême du Canada a énoncé qu’un simple hyperlien ne doit pas être assimilé à la diffusion du contenu auquel il renvoie, puisque le fait d’incorporer un hyperlien dans un article ne confère pas à l’auteur de celui-ci un quelconque contrôle sur le contenu de l’article secondaire auquel il mène. En l’espèce, contrairement à l’utilisation de simples hyperliens, le National Post invitait ses lecteurs à partager les articles avec leurs amis par twitter ou par courriel, articles dont le contenu diffamatoire était rédigé et contrôlé par lui. En conséquence, la Cour a jugé que cela était suffisant pour tenir le quotidien responsable pour le préjudice résultant de la distribution des articles aux tiers (par. 261 et 266).

Deuxièmement, cette affaire soulevait la question de savoir si l’opérateur d’un forum Internet (soit la section «commentaires des lecteurs» sur le site du journal) est responsable pour les commentaires publiés sur le site par des tiers. La juge a commencé par préciser qu’elle ne pouvait se baser intégralement sur la décision Crookes, puisqu’il faut distinguer entre un simple fournisseur d’accès Internet et un fournisseur de contenu, comme le National Post, qui invite ses lecteurs à commenter les articles (par. 275). Analysant la jurisprudence anglaise, elle en est venue à la conclusion que, pour établir la responsabilité du fournisseur de contenu, il faut démontré que ce dernier a, de façon délibérée, mis l’information diffamatoire à la disposition de tiers : ceci implique la connaissance de la nature diffamatoire des commentaires des lecteurs. La Cour s’est prononcée en ces termes :

Until awareness occurs, whether by internal review or specific complaints that are brought to the attention of the National Post or its columnists, the National Post can be considered to be in a passive instrumental role in the dissemination of the reader postings. It has taken no deliberate action amounting to approval or adoption of the contents of the reader posts. Once the offensive comments were brought to the attention of the defendants, however, if immediate action is not taken to deal with these comments, the defendants would be considered publishers as at that date. (par. 284)

En l’espèce, le quotidien avait immédiatement réagit pour éviter la diffusion des commentaires offensants des lecteurs. En effet, il avait pris les mesures nécessaires pour retirer les commentaires diffamatoires dans un délai de deux jours après en avoir acquis la connaissance via les plaintes reçues. La juge a considéré que, vu l’affluence sur le site du National Post (milliers de visites par mois), il est compréhensible que ce dernier ne puisse assurer un contrôle des commentaires avant leur mise en ligne, et qu’en conséquence un délai de réaction de deux jours est justifiable (par. 283 et 285). Elle prend toutefois la peine de préciser que, «as technology progresses, the answer and evidence on this issue may well be different» (par. 286). Cette analyse soulève des questions. Qu’en est-il du site avec peu de trafic? Doit-il réagir dans un délai plus court que deux jours pour ne pas être responsable, voire assurer un contrôle des commentaires des lecteurs avant leur mise en ligne?

Le National Post a déposé un avis d’appel, le 6 mars dernier, demandant que la décision soit renversée et que les coûts soient payés par M. Weaver, tel que le rapporte un article du CBC News. L’avocat du climatologue a confié à la Presse Canadienne qu’il déposera sous peu un appel incident, visant à augmenter le montant des dommages et, possiblement, à tenir le journal responsable pour les commentaires diffamatoires des lecteurs. Ainsi, l’étendue de la responsabilité en diffamation d’un fournisseur de contenu sur Internet pour les «posts» des lecteurs est loin d’être définitivement réglée.

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